Philippe Gardy : Le silence des mots
Max Rouquette écrit depuis plus de soixante ans. Sans autre bruit autour de lui que le murmure des mots. Ou plutôt leur poids de silences accumulés au long des siècles. Une sédimentation lente et obstinée, comme au fond d'une mer, où se rejoignent et s'assemblent les bruissements du vaste monde : échos presque imperceptibles venus de très loin ou voix familière du corps écrivant, entre peau et sang qui palpite.
Cette comparaison géologique est probablement tout le contraire d'une approximation dans le cas de Max Rouquette. Chez lui, en effet, l'écrivain, ou plutôt le poète – le premier n'étant que l'avatar mondain et bavard du second – est une sorte de témoin, comme on parle d'une butte témoin, cette hauteur, nous disent les dictionnaires, “ formée d'une couche dure surmontant des roches tendres, et qui témoigne de l'ancienne extension d'un revers de côte ou d'un plateau ”. II témoigne donc de ce qui est et de ce qui n'est plus par la seule écoute des voix disparues qui continuent à peupler les mots :
Les mots sont des sous troués.
Pour jouer aux osselets
je veux en remplir ma paume.
Car les mots sont les choses. A moins que ce ne soit le contraire. Et que la matérialité du cosmos ne fasse qu'un avec la présence corporelle du langage. Cette rugosité massive où se love la douceur la plus extrême, à l'immédiat voisinage de la mort et du néant.
Les premiers poèmes publiés de Max Rouquette affirment déjà dans toute sa force la simplicité originelle de cette équivalence. La voix y naît et y subsiste de sa perte, de son effondrement initial dans l'être-là des pierres, des ciels et des présences végétales ou animales. Elle s'y confond avec l'instant, comme un souffle interrompu. Et sa respiration, de la sorte, rejoint celle du monde, minéral, paisible, imperturbable. Comme dans cette Comba de la trelha (Combe de la treille) de 1934, unique phrase seulement rythmée par l'indifférence de la vie cosmique à la survenue contingente de l'homme :
Lo merle que va d'una mata
a l'autra mata e que seguís
los vièlhs camins e que s'acapta
en lo bois e los romanins,
sol poirià dire amb la palomba
e la mostèla e lo singlar
tota la patz d'aquela comba.
(Le merle qui va d'une touffe/à l'autre touffe, et qui suit/les vieux chemins, et qui se cache/dans le buis et le romarin,/seul pourrait dire avec la palombe/et la belette et le sanglier,/toute la paix de cette combe.)
De cette attente silencieuse (comme le chasseur, homme ou animal, attend sa proie), de ce corps à corps entre la voix humaine et le monde, émerge l'écriture, écume matérielle. Les mots sont là, neufs et pourtant très anciens, les mots se remplissent, proférés ou simplement posés sur le papier, de la plénitude des choses et des êtres; puis les mots se vident, écorces renvoyées au néant de celui qui en a saisi la lourde et éphémère émergence.
Depuis le début des années 30, l'œuvre de Max Rouquette n'a pas cessé de se construire. Sans bruit, sans éclats de voix. Patiente, mesurée, tendue dans sa recherche opiniâtre de ces moments privilégiés où le contact s'accomplit et aussitôt se rompt entre le langage et la présence charnelle du monde. Jouissance infinie de cette union sensible et cruauté nécessairement perverse de sa fin ont façonné la respiration, les inflexions et jusqu'au grain de cette parole solitaire et fraternelle.
Si la poésie proprement dite nous apparaît comme sa source jamais tarie, l'oeuvre de Max Rouquette a depuis ses origines tressé thèmes et images dans un jeu complexe de formes diverses : des poèmes bien sûr, mais aussi des proses inclassables, ni tout à fait récits, ni vraiment romans, moins encore descriptions ; sans oublier le théâtre, dont on commence à peine de comprendre l'originalité profonde.
Max Rouquette et né en 1908 à Argelliers, près de Montpellier, dans un paysage inoubliable et jamais oublié de bois de chênes verts sombres, de garrigues colorées, de vignes tendrement odorantes et de figuiers bibliques. Ce paysage est la clé de son écriture. Parce que c'est en ce lieu, et en ce lieu seulement, que s'est effectuée la fusion des mots et du monde. Et que ce dernier a pris sens et non-sens pour l'écrivain. Max Rouquette écrit en occitan, comme quelques autres poètes singuliers de ce siècle : le provençal Max-Philippe Delavouët, dont David Shahar présentait ici-même (Levant 5/1992) l'œuvre considérable, Bernard Manciet, Jean Boudou ou Marcelle Delpastre... Cela n'a au bout du compte aucune importance. Sinon peut être que cette langue souterraine, d'abord goûtée aux lèvres de la première enfance pour dire les choses essentielles de la vie, puis patiemment domptée et métissée aux rencontres successives de l'âge d'homme, s'est érigée, à travers sa difficulté d'être, en matière privilégiée de l'écriture. Tous les textes de Max Rouquette résonnent de cette origine féconde. Ils en tirent probablement leur sève unique, et cette faculté d'éblouissement, tissée de beautés et d'angoisses, qui nous les rend communicables et si précieux.
Philippe Gardy, 1993
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